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ORIENTS I

ETIENNE CAIL /LA TENTATION DE L’ORIENT

 

Julia Beauquel

Docteur en esthétique et philosophie de l’art

 

 

            A priori, Etienne Cail est un jeune peintre inclassable. On peine à l’inscrire dans un mouvement, une branche de l’art contemporain ; à étiqueter son œuvre, à identifier clairement ses intentions ou à interpréter son message. Face à sa Joconde aux traits d’enfant chinois, on hésite : s’agit-il d’une appropriation ludique et un tantinet sarcastique de ce chef d’œuvre international qui de toute façon n’appartient à personne en même temps qu’à tout le monde ? Comment comprendre cette surprenante recontextualisation d’éminentes œuvres depuis longtemps enracinées dans l’histoire de l’art occidental et dans notre univers mental : La liberté guidant le peuple de Delacroix ou le Déjeuner sur l’herbe de Manet ?

 

Dans ces admirables toiles qu’il intitule Détournements, Etienne Cail parvient à réinterpréter le genre pictural de la peinture d’histoire (considéré comme majeur en Europe au 17ème siècle) en rendant plausible l’insertion parfaitement anachronique et récurrente de visages chinois et japonais dans des tableaux de Goya, de Vélasquez, de Poussin et d’autres maîtres de l’art occidental. S’octroyant la place du Roi Soleil, de la figure impériale de Napoléon ou l’autorité religieuse du Pape…et même du Christ, bref, des hommes de pouvoir, des nobles et des saints, ces figures anonymes de différents âges et sexes ne manquent pas de charisme, d’autorité, de grandeur, d’honneur ou d’austérité. Qui montre désormais ses stigmates devant des anges désolés ? Le Christ Fusasaki. Qui, sur ces portraits équestres, sont les fiers héros chevauchant leur animal fougueux ? Jia, Fang et Kazumu ! 

 

Plus étrangement encore, les têtes de ces mêmes personnages s’introduisent dans d’inattendues vanités, prenant le rôle principal, celui du crâne, au milieu des objets constitutifs de cet autre genre pictural : l’encrier, la plume, le livre, le sablier. « Être ou ne pas être… asiatique » : telle semble être la question !

 

Faut-il retomber en enfance et se livrer, amusé, au « Jeu des sept différences », tableau après tableau ? Qu’affirment ces personnages d’Extrême-Orient par la présence forte de leur regard et l’adoption des poses solennelles et vigoureuses des puissants acteurs de l’histoire ? Quelle idée devrait-on laisser s’installer en soi : celle de l’émergence légèrement anxiogène de nouvelles puissances détrônant celle de l’Occident ? Ou bien celle d’une ouverture nécessaire à de lointaines cultures qu’au fond, nous connaissons mal ? 

 

Pour le moment, le spectateur « dés-occidentalisé » et « orient-é » vers le soleil levant en recherche encore la lumière. Livrons-nous donc à la tâche difficile de l’éclairer un peu.

 

AIRS DE FAMILLE 

 

Kehinde Wiley et « l’appropriation black »

 

 

Notons d’abord une parenté avec la réinterprétation, par le peintre contemporain Kehinde Wiley, de tableaux historiques dont les personnages sont remplacés par des noirs : Gaspar de Guzman, comte-duc d’Olivares, à cheval, de Diego Vélasquez (1638) reçoit ainsi en 2005 l’honneur (en général réservé aux monarques) d’un nouveau portrait équestre, dans la même posture glorieuse que sur le tableau original : mais il est noir, inconnu et porte un sweat-shirt rouge à capuche. Le même principe vaut pour d’autres figures historiques (Philippe II, Napoleon I) remplacées par des stars de la pop (Michael Jackson) ou par des personnes choisies dans les quartiers les plus populaires de différentes parties du monde. Ces beaux hommes acquièrent tour à tour la prestance des héros de l’histoire ou la féminité des « trois grâces » auxquels ils se substituent. Chez l’américain, cette démarche soulève les sujets très discutés du genre, de l’homosexualité ou des discriminations raciales. 

 

Mais à la différence d’Etienne Cail, le style de Wiley fait la part belle aux couleurs vives (au bleu, aux dorures, etc.) et conserve davantage d’attributs royaux, en des représentations baroques frisant l’esthétique kitsch.  

 

Des questions se posent alors : pourquoi Etienne Cail préfère-t-il le noir, le blanc et le gris aux couleurs (notamment le bleu, le blanc et le rouge) des tableaux réinterprétés ? Et pourquoi peindre des traits asiatiques ? Remarquez, il pourrait ne pas y avoir de raison particulière à mettre en avant pour justifier ces choix. Mais l’expérience personnelle du peintre nous mène à découvrir des liens avérés avec une autre « famille artistique ». 

 

 

Art contemporain chinois et métissage

 

 

L’artiste recherche-t-il l’épure ? L’essence de la beauté extrême-orientale ? Sans prétendre répondre à cela avec certitude, on ne peut néanmoins passer sous silence la forte admiration d’Etienne Cail pour la peinture contemporaine asiatique, en particulier chinoise. Parmi ses muses inspiratrices, citons Shi Xinning (lequel truque des photos en y incrustant Mao Zedong), Zhang Haiying (dont l’œuvre dénonce en partie les violences de la police chinoise envers les prostituées), le peintre Yue Minjun, chez qui les personnages rient à pleines dents dans des situations totalement incongrues, et enfin Yan Pei Ming, qui en d’immenses portraits à la peinture à l’huile brossée (Etienne Cail adopte la même technique), s’approprie des sujets aussi divers que des crânes humains, le Marat assassiné, la Joconde (pâlissant et s’apprêtant à disparaître sous des dégoulinures : Funérailles de Mona Lisa, 2008), l’anonymat des personnes, la célébrité de Barack Obama, d’Isabelle Huppert, de Bruce Lee ou de Picasso.

 

À la lueur de ces influences tenues pour subversives, devrions-nous percevoir dans les tableaux d’Etienne Cail un mépris caustique à l’égard des codes de l’art historique, doublé d’un message politique : l’intention, par exemple, de dénoncer l’absence asiatique dans l’art occidental ; ou de railler l’esprit imitatif et fantaisiste des chinoiseries présentes en Europe depuis l’Antiquité et trahissant un Extrême Orient fantasmé plutôt que réel ; ou encore de souligner l’inversion des rapports dominants/dominés ? Veut-on perturber nos représentations par une sorte de choc visuel ? Les réinterprétations « asiatisantes » du peintre traduisent-elles une forme d’irrespect envers les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art ? S’agit-il d’une brutale imposture ou d’une simple ironie joyeuse ? 

 

CONTEXTE

 

L’esprit d’une époque

 

 

D’impertinence et d’audace, Etienne Cail ne manque certes pas. De courage et de persévérance non plus. Ses œuvres, tout en préservant l’imposant format de la peinture en « grand genre » ainsi que le contexte des sujets souvent historiques et religieux, sont dépouillées de leur message moral ou intellectuel originaire. Sans scrupules. 

 

Pourtant, le principal état d’esprit de l’artiste n’est sans doute pas l’irrévérence moqueuse. Retenons plutôt l’intérêt pour la juxtaposition, le métissage ou l’hybridation emprunté à l’art contemporain chinois : celui-ci en effet conserve une part de son identité asiatique tout en reconnaissant et assumant son ancrage dans les codes de l’art occidental, et ce malgré la croissance spectaculaire de l’économie et de la stratégie du monde asiatique. Deux cultures s’observent, se confrontent, se mélangent : comment penser artistiquement cette rencontre, créer ce dialogue sans amoindrir les richesses historiques propres à chacune ?

 

 

L’histoire : construite ou relatée ?

 

 

Puisqu’il y est question de détourner l’histoire de l’art et la peinture d’histoire, l’œuvre d’Etienne Cail exemplifie, consciemment ou non, ce problème philosophique : l’histoire n’est-elle, comme l’opinion commune tend à le croire, qu’une succession objective de faits simples pouvant être enregistrés et relatés exactement tels qu’ils ont eu lieu ? Ou bien n’est-elle jamais qu’un faisceau d’interprétation(s) subjective(s) biaisées par des intérêts particuliers, des perspectives partielles et partiales sur les entités complexes que sont les « événements » ? Autrement dit, l’Histoire n’existerait pas comme objet réel indépendant des récits historiques : la seule histoire existante est un ensemble construit de narrations, à partir de témoignages ou de traces nécessairement lacunaires du passé. 

 

En ce sens, les tableaux réinterprétés par Etienne Cail étaient déjà des interprétations : plus exactement, ce ne sont pas de pures et immédiates présentations de Napoléon ou de Louis XIV, mais des représentations normées par les codes de la peinture académique et la volonté de perpétuer la mémoire d’une personne ou d’en créer une image historique. Et plus largement, l’identité personnelle est une réalité bien trop complexe pour être fixée sur un tableau, qu’il s’agisse d’un portrait de roi, d’empereur ou de toute autre personne. Pensons à la Joconde : n’est-elle pas précisément le support énigmatique de toutes les hypothèses historiques imaginables ? 

 

Dès lors, pourquoi ne pas pousser plus loin ce constructivisme et s’amuser à réécrire l’histoire de l’art, ou plutôt à la repeindre, en insérant de nouveaux visages étrangers dans d’anciens cadres familiers ? Après tout, la dynamique de la création artistique est une tension entre la tradition et la modernité ; et ici, entre le classicisme européen et la mondialisation contemporaine.

 

 

L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

 

 

Quittons désormais ces interprétations cognitivistes pour une approche empiriste plus immédiate et plus directe de la sensation, de l’émotion, du ressenti. Pour un autodidacte qui ne supporte pas les écoles d’art, la peinture n’est-elle pas avant tout une affaire d’envie, de désir, d’instinct, d’énergie créatrice… Bref, de vécu ? Dès lors, n’est-il pas temps de mettre en évidence ces états physiques et mentaux, ainsi que le talent brut et la rapidité d’exécution d’Etienne Cail ? À l’effet instantané de surprise produit par les propriétés manifestes de ces impressionnants tableaux ? Dans le cas de l’œuvre du jeune peintre, les spéculations théoriques et désincarnées, la réflexion cérébrale sont assez secondaires. La fascination viscérale pour la grande peinture, le portrait et les visages asiatiques est plus remarquable. 

 

Visage et expressivité

 

 

Dans les Détournements aussi bien que dans la série des Gueules, l’expressivité est frappante. Les drapés et les crinières volent et tombent gracieusement, les chevaux se cabrent, les muscles se dessinent, les tambours résonnent, des chairs prennent vie, tandis que des cadavres gisent sur le sol. Groupes et individus se détachent d’un fond non détaillé qui les met en valeur. Leur vitalité, leur mouvement, leur dynamisme sont accentués par les contrastes et les effets de lumière. En même temps, un sentiment de stabilité provient du caractère fort des personnages, exprimé par la position affirmée des corps, les traits des visages et les regards qui nous fixent de manière frontale. 

 

« Que dit le visage quand je l’aborde ? » s’interrogeait Lévinas : « Le visage est seigneurie et le sans défense même. Ce visage exposé à mon regard est désarmé. Quelle que soit la contenance qu’il se donne, que ce visage appartienne à un personnage important, étiqueté ou en apparence plus simple (…). Sous la contenance qu’il se donne perce toute sa faiblesse et en même temps surgit sa mortalité. (…) Il y a dans le visage la suprême autorité qui commande » . On perçoit bien ici la seigneurie, l’autorité, la contenance, le commandement ; ces personnages d’Etienne Cail semblent en effet avoir un ascendant sur le spectateur, une noblesse, un rang hiérarchique inspirant le respect, l’humilité voire la soumission. Mais peut-on y voir également la fragilité humaine suggérée par Lévinas ? Le visage ne fait-il pas souvent l’objet de préjugés racistes ? Il est pourtant central dans toute communication sociale et interculturelle. Et par-delà l’étrangeté de ses traits, nous devrions être capable d’en percevoir le caractère invariablement humain, d’une culture à l’autre. C’est le cas ici : point d’éloge, ni de blâme, mais une relative neutralité, un naturel désarmant.

 

Corps et énergie

 

Couvrir de peinture à l’huile des toiles de si grands formats suppose un effort physique certain. Le peintre n’est pas un pur esprit, mais un corps énergique qui transporte sa toile, y dépose de la matière jusqu’à en extirper une forme. Cela ne va pas sans la force de l’impulsion spontanée ou de l’intuition sensible. La peinture fulgurante d’Etienne Cail est plus instinctive que cérébrale. 

 

Il est alors cohérent d’abandonner le dualisme occidental de l’esprit et des sensations pour la conception moniste de la philosophie orientale. Nulle lutte ici entre la raison et les passions. L’esprit ou l’intellect n’a pas à anéantir de « bas » instincts, à déjouer des sens « trompeurs » ou à brider une imagination « déformante », mais à suivre les mouvements du corps. À ne faire plus qu’un avec lui. Sur ce point, le philosophe chinois Tchouang-Tseu l’emporte sur Descartes : sa conception unifiée de l’être humain lui permet de décrire la manière dont le corps passe les différents stades de l’activité dans l’acquisition d’un savoir-faire (ou savoir pratique). Une fois atteint le degré le plus élevé de l’action, c’est-à-dire celui de la maîtrise parfaite, les mouvements ne sont plus maladroitement soumis au travail à accomplir ; ils ont la précision et l’assurance d’une tâche quasi automatique et peuvent ainsi se laisser guider par l’inconscient. 

 

Etienne Cail a atteint ce niveau de maîtrise intuitive où peintre, pinceau et toile ne font plus qu’un.

 

 Julia Beauquel

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